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11/11/2013

Petite bibliothèque mythologique (presque) idéale

Depuis le mois de juillet dernier, tous mes livres (des milliers de livres) sont en cartons, pour cause de déménagement. Et comme depuis nous n'avons plus assez de sous pour procéder aux travaux qui nous permettraient d'emménager correctement toute cette bibliothèque, ça n'est pas près de changer. Il m'a donc fallu tout de même, pour continuer à travailler, sélectionner une série d'ouvrages que je considère comme indispensables. En voici la liste, une liste forcément subjective, incomplète (ce n'est pas la « bibliothèque idéale du mythologue », puis que je ne possède pas tous les livres indispensables) mais qui contient ce que j'ai, qui me sert périodiquement, et que je recommande pour des raisons diverses et variées.

 

Généralités, mythologie comparée

 

Yves Bonnefoy (dir.), Dictionnaire des mythologies, 1999, Paris, Flammarion (2 tomes).

L'outil de travail par excellence, même si les notices peuvent être de qualité inégale.

 

Guida M. Jackson, Traditionnal Epics, 1994, Oxford, Oxford University Press

Un ouvrage mal fichu, mal sourcé (les textes sont souvent connus de seconde main), mais énorme, et brassant des mythologies du monde entier. C'est donc un outil de travail utile, même s'il faut toujours contrôler ce qui y est dit.

 

Frédéric Blaive, Introduction à la mythologie comparée des peuples indo-européens, 1995, chez l'auteur.

Version éditée d'un cours professé à la FOReL (Faculté ouverte des religions et humanismes laïques), ce livret offre une brève mais intéressante synthèse sur l'étude des mythologies indo-européennes axée sur l'approche dumézilienne.

 

Bernard Sergent, Celtes et Grecs I. Le livre des héros, 1999, Paris, Payot

Bernard Sergent, Le Livre des dieux. Celtes et Grecs II, 2004, Paris, Payot

Ces deux volumes réunissent de très riches études proposant des comparaisons deux à deux, entre mythologie grecque et mythologie celtique.

 

Calvert Watkins, How to kill a dragon,1995 (2001), Oxford, Oxford University Press

Ce livre de Watkins est un paradoxe : alors que depuis des décennies, les mythologues tentent de s'affranchir de la tutelle de la linguistique, lui plonge en plein dedans, non pas en faisant de l'étymologie, mais en étudiant, dans la lignée des Russes Ivanov et Toporov, la construction, essentiellement syntaxique, d'une formule qui se retrouve quasi-systématiquement dans les récits de sauroctonie, et qui en constituerait la signature.

 

Connell Monette, The Medieval Hero. A Comparative Study in Indo-European Tradition, 2011, chez l'auteur ?

Cet ouvrage, vraisemblablement publié à compte d'auteur, est un modèle de comparaison entre deux héros, ici Cuchulainn et Rostam. Il fut pour moi une des sources de mon propre travail.

 

Christophe Vielle, Le Mytho-cycle héroïque dans l'aire indo-européenne, 1996, Louvain-la-Neuve, Institut orientaliste.

Même si je ne suis pas toujours d'accord avec ses conclusions, cet ouvrage offre de solides dossiers comparatistes.

 

Hippolyte Delahaye, Les légendes hagiographiques, 1927, Bruxelles, Société des Bollandistes.

J'ai régulièrement usé dans mon travail de légendes hagiographiques, pas toujours avec prudence. Le manuel de Delahaye, lui, est un modèle : prudent, il n'écarte cependant pas certaines approches mythologiques.

 

M. L. West, Indo-European Poetry and Myth, 2007, Oxford, Oxford University Press

Un manuel indispensable, qui fait le point sur nombre de théories développées autour des Indo-Européens, de leur mythologie et de leurs façons d'exprimer cette mythologie. Riche, à jour, et donc utile.

 

Max Müller, Mythologie comparée, 2002, Paris, Robert Laffont

Un ouvrage séminal, certes vieilli, critiquable, mais il reste fondateur.

 

Mana. Introduction à l'histoire des religions, 2. Les Religions de l'Europe ancienne, III. Les religions étrusques et romaine (Albert Grenier), Les religions des Celtes, des Germains et des anciens Slaves (Joseph Vendryes, Ernest Tonnelat et B.-O. Unbegaun), 1948, Paris, Presses Universitaires de France.

Un ouvrage collectif daté – notamment la partie sur les Slaves, très hypercritique – mais toujours très utile.

 

Georges Dumézil, Esquisses de Mythologie, 2003, Paris, Gallimard

Réunion en un seul volume des derniers essais de Dumézil, des « esquisses », donc des perches tendues à ses continuateurs.

 

Georges Dumézil, Mythes et épopée, 1995, Paris, Gallimard

Réunion en un seul volume de la grande œuvre de Georges Dumézil, celle où se synthétise le fond de sa pensée.

 

Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, Le Conte populaire français. Catalogue raisonné des versions de France, 2002, Paris, Maisonneuve et Larose

Réunion en 1 volume de quatre tomes publiant un travail énorme initié par Paul Delarue et continué après sa mort par Marie-Louise Ténèze. Ce catalogue est l'indispensable complément de celui d'Aarne et Thompson, car certes il touche la France, mais aussi il a été le premier a détaillé les contes en en isolant les motifs. Ce sont ainsi des milliers de contes français (et des territoires francophones d'outremer) qui sont analysés.

 

Paul Sébillot, Croyances, mythes et légendes des pays de France, 2002, Paris, Omnibus.

Réédition en un volume sous un titre crétin du Folklore de France, vaste synthèse de deux décennies de la Revue des Traditions Populaires, initiée par Sébillot. Malheureusement, aucune des rééditions modernes de cet œuvre n'inclut les notes bibliographiques, ce qui est totalement absurde. Mais l'édition en un volume est pratique pour la consultation, qui a devoir ensuite s'en référer aux originaux qui sont disponibles sur archive.org

 

 

Slavistique

 

Alexandre Afanassiev, Les Contes populaires russes, 2000, Paris, Maisonneuve et Larose

Alexandre Afanassiev, Nouveaux contes populaires russes, 2003, Paris, Maisonneuve et Larose

Même si je possède bien sûr une édition russe, la traduction du Lise Gruel-Apert a le mérite d'indiquer la classification des contes. Une nouvelle édition augmentée, en trois tomes, est depuis parue chez Imago. Je ne l'ai pas encore.

 

Roman Jakobson et Ernest J. Simmons (éd.), Russian Epic Studies, 1949, Philadelphia, American Folklore Society

Ce volume vaut surtout pour la formidable étude de Roman Jakobson et Marc Szeftel, « The Vseslav Epos », même si les autres articles peuvent être aussi intéressants.

 

Galina Kabakova (dir.), Contes et légendes étiologiques dans l'espace européen, 2013, Paris, Pippa/Flies France

Je sais, j'ai eu l'honneur de participer à ce livre. Mais c'est surtout pour la publication en français de nombreuses légendes étiologiques venant du domaine slave qu'il vaut le détour.

 

Andreas Johns, Baba Yaga. The Ambigous Mother and Witch of the Russian Folktale, 2010, New York, Peter Lang Publishing

Une belle monographie sur un personnage complexe, à nul autre pareil.

 

L. S. Klein, Voskreshenie Peruna k rekonstruktsii vostochnoslavyanskogo yazychestva, 2004, Saint-Pétersbourg, Evrasia

Oui, je sais, c'est en russe. Mais au-delà de la monographie sur le dieu Perun, parfois critiquable, on trouve ici un bel essai critique des travaux soviétiques dans le domaine de la mythologie.

 

Francis Conte, L'Héritage païen de la Russie. Le paysan et son univers symbolique, 1997, Paris, Albin Michel

Vaste synthèse de deux siècles de travaux ethnologiques russes. Malheureusement, il ne s'agit que d'un tome un, le deux, si toutefois il a été écrit, n'est jamais paru.

 

Mythologie grecque et romaine

 

Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, 1951 (1999), Paris, Presses universitaires de France.

Un dictionnaire riche et toujours utile, même s'il fait régulièrement l'impasse sur diverses variantes peu communes.

 

Jean-Claude Belfiore, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, 2003, Paris, Larousse

Le parfait complément du précédant. Il est toujours utile de croiser les deux, avant de s'en référer aux sources.

 

Paul Decharme, Mythologie de la Grèce antique, 1879, Paris, Garnier

Bien sûr cet ouvrage est vieilli, tout empli qu'il est des théories naturalistes. Mais il reste synthétique, bien sourcé, et donc toujours utile.

 

Georges Dumézil, La Religion romaine archaïque, 1966, Paris, Payot

Un ouvrage évidemment incontournable, que l'on accepte ou pas les théories qui y sont développées.

 

Bernard Sergent, Les Trois fonctions indo-européennes en Grèce ancienne. I : De Mycènes aux Tragiques, 1998, Paris, Economica

On a longtemps dit que les trois fonctions indo-européennes définies par Dumézil étaient singulièrement absentes en Grèce. Cet ouvrage démontre le contraire. Le tome 2 n'est jamais paru.

 

V. Basanoff, Les Dieux des Romains, 1942, Paris, Presses universitaires de France

Une synthèse petite, mais souvent utile.

 

Etudes celtiques

 

Xavier Delamarre, Dictionnaire de la langue gauloise, 2003, Paris, Errance

Un ouvrage indispensable. Nombre de mots ont une valeur religieuse, notamment lorsqu'ils entrent en composition de théonymes ou d'anthroponymes.

 

Pierre-Yves Lambert, La Langue gauloise, 2003, Paris, Errance

Idem.

 

Pierre-Yves Lambert, Les Quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge, 1993, Paris, Gallimard

Le corpus gallois par excellence. Incontournable.

 

Claude Sterckx, Mythes et dieux celtes, 2010, Paris, L'Harmattan

Un recueil d'articles mis à jour, des études pointues et pourtant très claires. Des modèles pour moi.

 

Claude Sterckx, Les Mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens, 2005, Paris, L'Harmattan

L'auteur, ici, ose une approche anthropologique d'un marqueur culturel commun à l'ensemble des Indo-Européens : le rituel de décapitation de l'ennemi. Passionnant !

 

Claude Sterckx, Mythologie du monde celte, 2009, Paris, Marabout

Dans cet ouvrage tous publics, Claude Sterckx synthétise plus de 20 ans de travaux personnels. Novateur, et donc indispensable.

 

Danielle Régnier-Bohler (dir.), La Légende arthurienne, 1989, Paris, Robert Laffont

Certes, les textes rassemblés ici ne sont pas toujours complets, mais ce volume nous les offre ensemble, directement sous la main, même si ensuite il vaut mieux s'en référer aux éditions de base.

 

James MacKillop, Dictionnary of Celtic Mythology, 1998, Oxford, Oxford University Press

Comme tout dictionnaire, celui-ci est imparfait. Mais il est riche et très utile.

 

Christian-J. Guyonvarc'h, La Razzia des vaches de Cooley, 1994, Paris, Gallimard

L'un des textes majeurs de la mythologie celtique.

 

Alexandre Haggerty Krappe, Balor with the Evil Eye. Studies in Celtic and French Literature, 1927, Columbia University

Krappe fut l'un des principaux comparatistes de l'Entre Deux Guerres, l'un des plus érudits, et ses articles, comme ceux de ce volume, sont toujours d'une grande richesse.

 

Asie, Sibérie

 

I. Paulson, A. Hultkrantz et K. Jettmar, Les Religions arctiques et finnoises, 1965, Paris, Payot

Même s'il fait souvent l'impasse sur les éléments narratifs (c'est à dire la mythologie en tant que telle) de ces religions, cet ouvrage offre une utile synthèse.

 

Gavriil Ksenofontov, Les Chamanes de Sibérie et leur tradition orale, 1998, Paris, Albin Michel

Premier ethnologue yakoute, Ksenofontov, à travers les deux essais réunis dans ce volume, publie nombre de témoignages oraux sur le chamanisme qu'il a lui-même collecté.

 

Rémi Mathieu, Anthologie des mythes et légendes de la Chine ancienne, 1989, Paris, Gallimard

Le recueil indispensable des rares récits mythologiques chinois, publiés ici avec indication de leur source. Bien fait, précis.

 

Max Kaltenmark, Lao Tseu et le taoïsme, 1965 (1974), Paris, Robert Laffont

Parfaite description du processus qui conduisit une philosophie à devenir une religion, texte anciens à l'appui.

 

Jacques Pimpaneau, Chine. Mythes et dieux, 1995 (1999), Arles, Picquier

Voilà un ouvrage fort riche mais que je ne conserve qu'à titre de manuel : il ne mentionne en effet jamais ses sources. Au mieux, il donne des pistes, et c'est en cela qu'il m'est utile.

 

Alain Daniélou, Mythes et dieux de l'Inde, 1992 (1994), Paris, Flammarion

Un livre très critiquable, car particulièrement par la vision toute personnelle que l'auteur a de la religion hindoue. Mais il dépouille un nombre assez considérable de sources et sait ainsi se rendre utile.

 

U. P. Arora, Motifs in Indian Mythology. Their Greek and other Parallels, 1981, New Dehli, Munshiram Manoharlal Publishers

Arora repère dans les textes épiques indiens les motifs des folkloristes et tâchent de les comparer avec leurs homologues des autres mythologies. S'il ne pousse pas l'analyse très loin, ce livre est une mine d'idée pour de futurs travaux.

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09/11/2013

Thomas Day - Sept secondes pour devenir un aigle; et Du Seul sous les paupières

Day1.jpgDeux livres de Thomas Day d'un coup. Voilà. Comme ça. Sept secondes pour devenir un aigle (publié au Belial'), me faisait de toute façon diablement envie, ne serait parce qu'on nous y promettait au sommaire une version révisée et augmentée de Lumière noire, l'excellent texte qui avait été publié dans Retour sur l'horizon.

Ici donc six textes, certains inédits, d'autres pas. Et une préface d'Olivier Girard, une postface de Yannick Rumpala et une bibliographie d'Alain Sprauel. Si j'ai volontiers consulté cette dernière, j'ai fait l'impasse sur les deux premiers.

Le recueil commence par Mariposa, un récit localisé dans le Pacifique, et qui oscille entre épisodes de la Seconde Guerre mondiale, et d'autres plus tardifs. Une île perdue, une minuscule troupe d'occupation japonaise, quelques soldats américains chargés de les déloger de là. Et des arbustes. Des arbres à papillons. On sent ici que le travail de Thomas Day, sous son avatar Gilles Dumay, sur Le Vaisseau ardent de Jean-Claude Marguerite l'a frappé et inspiré. On y retrouve cette volonté d'exotisme (mais pas pour touristes), couplé à un parfum de mystère centenaire. Du beau style, variable selon les narrateurs, une construction parfaite. Une chouette nouvelle.

Avec Sept secondes pour devenir un aigle, l'auteur nous entraîne dans une Amérique profonde où un jeune indien reprend contact avec son géniteur (plus que père), lequel l'engage sur la voie d'une rébellion folle et violente contre notre civilisation moderne. Un texte coup de poing, puissant. Du bon Thomas Day.

Ethologie du tigre nous emmène au Cambodge, à la suite d'un expert en tigres, qui doit enquêter sur la découverte des restes de trois bébés tigres sur un chantier. Si le propos est intelligent, et servi par un personnage fort, le nouvelle, plombée par une scène de cul un brin gratuite, tombe un peu à plat par son final. Une (relative) déception.

Shikata ga nai enchaîne sur le Japon, avec une histoire de stalkers dans la zone de Fukushima. Un texte qui aurait pu être intéressant s'il avait été un brin plus développé. Ici, je n'ai pas eu le temps de m'attacher aux personnages, ni même au cadre de l'histoire, alors que cela fourmille de bonnes idées. Déception encore.

Mais avec Tjurkupa et son Australie du rêve (synthétique), Thomas Day revient en force. C'est cru, trash, mais pas gratuitement violent. On suit avec fascination et étonnement le cheminement de cette jeune aborigène un brin simplette et que tout le monde dit moche comme un pou, parcours aidé par de nouvelles technologie qui permettent de donner corps au temps du rêve.

Et enfin, Lumière noire. Augmenté, certes, mais surtout réactualisé. Ce que j'appellerais le texte de science-fiction parfait. Court (même s'il s'agit presque d'un roman) mais dense, avec des personnages forts, une construction qui sert parfaitement l'action tout permettant d'aborder bien des réflexions. Bien sûr son propos n'est pas neuf - l'accès à la conscience d'un super-ordinateur (cf ma critique du Bulmer ici-même) - mais il est porté par un style, notamment dans les descriptions, qui nous plonge dans dans ce qui n'est pas réellement un cauchemar. Ni cyberpunk, ni post-apocalyptique, ni dystopique (ou utopique, le texte est ambigu), Lumière noire est un peu tout cela. Un grand texte.

 

Day2.jpgMais patatras, j'ai aussitôt enchaîné avec Du Sel sous les paupières, un roman que Thomas Day avait en chantier depuis des années et qu'il destinait à son fils.

Peu après la Première Guerre mondiale, que la France a gagné mais qui l'a laissée couverte d'une étrange "brume de guerre", Judicaël est un adolescent malouin, pauvre comme job, vendeur d'illustrés et de photos pornos dans la rue, et parfois un brin voleur. Voilà cependant qu'il détrousse la mauvaise personne - le fils d'un notaire -, que son grand-père meurt, et qu'il rencontre une jeune fille qui aussitôt disparaît. Judicaël, d'abord en fuite, finit par rencontre une véritable légende urbaine, le Rémouleur, pseudo-tueur d'enfants, qui est avant tout un androïde allemand venu saboter une usine secrète française, mais tombé en rade après la mort malencontreuse de son créateur.

Voilà un roman raté. Pas mauvais, mais raté. Toute la première partie nous plonge dans une ambiance uchronique plutôt réussie, où l'on découvre que la France et l'Allemagne se livrent à une course à l'atome, histoire de bien préparer la future guerre, tandis que la deuxième partie nous emmène... en pleine fantasy, avec lutins et dieux. Bien entendu, ces deux parties sont liées. Mais le contraste est si fort entre elles qu'on ne peut s'empêcher de décrocher. La deuxième partie n'est en effet pas le moins du monde annoncée dans la première, et tout élément de la première (y compris Hans l'androïde) est abandonné dans la deuxième. Le résultat est pour le moins boiteux... Tant pis. Dans cette veine uchronique, on préfèrera du même auteur l'excellent Automate de Nuremberg.

Kenneth Bulmer - La Cité folle

Kenneth Bulmer (1921-2005) est un écrivain britannique de nos jours totalement oublié en France. De l'ensemble de son abondante oeuvre, seuls quatre romans ont été traduits en français, ainsi qu'un poignée de nouvelle. Il n'a en tout plus été publié dans notre langue depuis 1979. Mais en 1975, il y eut le roman La Cité folle (Le Masque-SF).

Bulmer.jpgFrank Arthur Rigdway, actuellement chargé des relations publiques pour la société DESS, est un ancien étudiant en informatique qui a préféré couper court à ses études et se tourner vers la branche pratique de cette activité, à savoir la commercialisation de robex. Les robex ne sont pas tout à fait des robots. Ce sont des machines qui sont toutes reliées en réseau et qui sont contrôlées à distance par d'immenses ordinateurs - un par société concurrente. Car dans ce futur proche, si les guerres ont disparu, les conflits économiques entre trusts sont toujours-là. DESS, Serven et Westex se partagent ainsi la Ville. Mais voilà que DESS, l'ordinateur éponyme de sa société, au moment de fournir un plan de travail visant à démolir intégralement tout un quartier pour mieux le reconstruire, revient sur l'idée première et propose un simple rénovation. Une idée folle, selon tous les membres du conseil d'administration. DESS serait donc fou. Or c'est lui qui contrôle aussi tous les robex de sa société, lesquels commencent à agir de façon curieuse. Serven, l'éternelle concurrente, profite de cela pour racheter et assimiler DESS, jusqu'à décider de la destruction totale de l'ordinateur. Mais pourquoi est-il devenu fou - si tant est qu'il le soit vraiment? Y aurait-il un "esprit dans la carcasse"?

Mon allusion à Ghost in the shell - au film et non à la BD - n'est bien sûr pas gratuite. Le roman de Bulmer date de 1971, et de ce fait, ses ordinateurs fonctionnent encore avec des bandes perforées, ou magnétiques: il n'est point encore question de processeurs, et s'il y a bien un réseau, il ne relie pas entre eux différents ordinateurs domestiques, mais des machines dépendantes d'un ordinateur central. Il n'empêche que La Cité folle peut clairement être affiché comme du proto-cyberpunk, et les images qu'il distille au fil de seulement 250 pages sont particulièrement fortes. Remplacez DESS, Serven et Westex par Google, Apple et Microsoft et vous aurez déjà considérablement rajeuni le texte, sans varier d'un iota sur le propos. Un propos social, d'abord: au début des années la robotisation des usines commence à battre son plein, et le chômage part à la hausse. De ce fait, avec la multiplication des robex, qui servent à tout (on ne conduit plus les voitures, on ne sert plus dans les restaurants, il n'y a plus d'ambulancier, etc.), Bulmer pose la question des "nombreux métiers qui évitaient le ruisseau aux incompétents, aux paresseux, aux malchanceux, et aux sans diplômes. [...] Tous les travaux uniquement physiques qui permettaient jadis aux pauvres de vivre, tout cela n'existe plus". Et de ce fait, si l'on veut bien sortir de la ville idyllique qui nous est présenté dans les premières pages du roman, on finit par tomber dans la périphérie, c'est-à-dire dans la misère, puisqu'il n'y a plus de travail.

L'autre propos est donc plus philosophique, lié à l'informatique et à la possibilité qu'un jour, les ordinateurs puissent acquérir la conscience. La Ville tentaculaire, qui devient autonome, entièrement gérée par des machines et qui commence à étendre son territoire, est terrifiante, même si parfaite. La volonté qu'à l'un de ses ordinateurs à s'incarner, à devenir "humain" est tout aussi surprenante, même si ici l'idée est montrée comme porteuse d'espoir. On notera au passage là encore des idées et des images que l'on retrouvera dans Ghost in the Shell, avec une très étonnante cyborg - mais il est ici impossible d'en dire plus sans en dévoiler trop.

Tout cela pour dire que La Cité folle est un roman tout à la fois efficace et visionnaire, qui mérite d'être redécouvert, tant il porte en germe bien des choses que l'on ne verra apparaître que bien des années plus tard, non seulement en SF, mais aussi dans notre société réelle.