Kenneth Bulmer - La Cité folle
09/11/2013
Kenneth Bulmer (1921-2005) est un écrivain britannique de nos jours totalement oublié en France. De l'ensemble de son abondante oeuvre, seuls quatre romans ont été traduits en français, ainsi qu'un poignée de nouvelle. Il n'a en tout plus été publié dans notre langue depuis 1979. Mais en 1975, il y eut le roman La Cité folle (Le Masque-SF).
Frank Arthur Rigdway, actuellement chargé des relations publiques pour la société DESS, est un ancien étudiant en informatique qui a préféré couper court à ses études et se tourner vers la branche pratique de cette activité, à savoir la commercialisation de robex. Les robex ne sont pas tout à fait des robots. Ce sont des machines qui sont toutes reliées en réseau et qui sont contrôlées à distance par d'immenses ordinateurs - un par société concurrente. Car dans ce futur proche, si les guerres ont disparu, les conflits économiques entre trusts sont toujours-là. DESS, Serven et Westex se partagent ainsi la Ville. Mais voilà que DESS, l'ordinateur éponyme de sa société, au moment de fournir un plan de travail visant à démolir intégralement tout un quartier pour mieux le reconstruire, revient sur l'idée première et propose un simple rénovation. Une idée folle, selon tous les membres du conseil d'administration. DESS serait donc fou. Or c'est lui qui contrôle aussi tous les robex de sa société, lesquels commencent à agir de façon curieuse. Serven, l'éternelle concurrente, profite de cela pour racheter et assimiler DESS, jusqu'à décider de la destruction totale de l'ordinateur. Mais pourquoi est-il devenu fou - si tant est qu'il le soit vraiment? Y aurait-il un "esprit dans la carcasse"?
Mon allusion à Ghost in the shell - au film et non à la BD - n'est bien sûr pas gratuite. Le roman de Bulmer date de 1971, et de ce fait, ses ordinateurs fonctionnent encore avec des bandes perforées, ou magnétiques: il n'est point encore question de processeurs, et s'il y a bien un réseau, il ne relie pas entre eux différents ordinateurs domestiques, mais des machines dépendantes d'un ordinateur central. Il n'empêche que La Cité folle peut clairement être affiché comme du proto-cyberpunk, et les images qu'il distille au fil de seulement 250 pages sont particulièrement fortes. Remplacez DESS, Serven et Westex par Google, Apple et Microsoft et vous aurez déjà considérablement rajeuni le texte, sans varier d'un iota sur le propos. Un propos social, d'abord: au début des années la robotisation des usines commence à battre son plein, et le chômage part à la hausse. De ce fait, avec la multiplication des robex, qui servent à tout (on ne conduit plus les voitures, on ne sert plus dans les restaurants, il n'y a plus d'ambulancier, etc.), Bulmer pose la question des "nombreux métiers qui évitaient le ruisseau aux incompétents, aux paresseux, aux malchanceux, et aux sans diplômes. [...] Tous les travaux uniquement physiques qui permettaient jadis aux pauvres de vivre, tout cela n'existe plus". Et de ce fait, si l'on veut bien sortir de la ville idyllique qui nous est présenté dans les premières pages du roman, on finit par tomber dans la périphérie, c'est-à-dire dans la misère, puisqu'il n'y a plus de travail.
L'autre propos est donc plus philosophique, lié à l'informatique et à la possibilité qu'un jour, les ordinateurs puissent acquérir la conscience. La Ville tentaculaire, qui devient autonome, entièrement gérée par des machines et qui commence à étendre son territoire, est terrifiante, même si parfaite. La volonté qu'à l'un de ses ordinateurs à s'incarner, à devenir "humain" est tout aussi surprenante, même si ici l'idée est montrée comme porteuse d'espoir. On notera au passage là encore des idées et des images que l'on retrouvera dans Ghost in the Shell, avec une très étonnante cyborg - mais il est ici impossible d'en dire plus sans en dévoiler trop.
Tout cela pour dire que La Cité folle est un roman tout à la fois efficace et visionnaire, qui mérite d'être redécouvert, tant il porte en germe bien des choses que l'on ne verra apparaître que bien des années plus tard, non seulement en SF, mais aussi dans notre société réelle.
2 commentaires
Oui, un très bon roman malheureusement méconnu.
J'en ai dit deux mots ici : http://sfemoi.canalblog.com/archives/2013/05/06/27095526.html
Je dois vieillir, mais je trouve la thématique de l’emploi prophétique : il y a de plus en plus de caisses automatiques, et de moins en moins de caissières. Certains diront, à raison, que l’automatisation de notre société évite à certaines personnes des emplois pénibles. Mais quand on sait qu’il y a désormais des journalistes robots dans certains quotidiens aux Etats-Unis, des machines qui reprennent les résultats sportifs puis écrivent des phrases pour illustrer les scores (!), n’est-ce pas la preuve que nous allons trop loin dans la destruction des emplois traditionnels ? J’avoue ne pas avoir la réponse...
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